Ouvrir pour retrouver le goût des autres
Publié le 11 mars 2021Une Tribune des Partenaires Culturels du Grand Ouest
Alors que le premier confinement a été décrété il y a bientôt un an, nous, directrices et directeurs de théâtres, membres du réseau des Partenaires Culturels du Grand Ouest [PCGO] qui rassemble quarante établissements culturels de Bretagne et des Pays de la Loire, revendiquons le caractère essentiel de notre activité.
En France, pays de l’exception culturelle, les structures de production et diffusion de spectacles ressortent d’une dynamique de service public de l’art et de la culture au profit des habitants des territoires. Ces lieux, directement gérés par des collectivités territoriales ou bénéficiant de leur important concours financier, servent avant tout l’intérêt général et sont donc d’un intérêt supérieur, car elles contribuent à l’émancipation individuelle, l’émotion collective, au droit fondamental de chacune et de chacun d’accéder à la culture [1], au maintien et au développement du lien social durement mis à l’épreuve par ces temps de crise sanitaire. Ce sont ces lieux, avec d’autres, qui permettent de faire société.
Sur quel fondement peut-il dès lors être procédé à la fermeture des lieux culturels alors que leur dangerosité n’est en rien démontrée ? Dans la note du conseil scientifique du 26 octobre 2020 préparant le conseil de défense du lendemain, il était clairement notifié que “dans les musées, les cinémas et les théâtres, le risque de propagation du virus est très faible”.
La France deviendrait-elle le pays, non plus de l’exception, mais de l’exclusion culturelle ?
Nous rappelons aussi, puisque cela est méconnu et que l’argument économique a été brandi par nos représentants politiques pour dimensionner ce second confinement, qu’au-delà de leur intérêt éducatif et social, les activités culturelles représentent un intérêt économique significatif puisque la culture contribue sept fois plus au PIB français que l’industrie automobile[2].
C’est, pourvu du sens des responsabilités, que nous nous retrouvons dans l’incompréhension la plus totale devant l’incohérence et l’iniquité des mesures prises pour lutter contre la crise. Les plus criantes étant :
• la possibilité offerte à tous de fréquenter les centres commerciaux ou les transports publics, dans des conditions de jauge et de respect des gestes barrières qui sont bien inférieures à celles que nous mettons en pratique dans nos lieux culturels (public assis, distancié, masqué, sens de circulation adaptés, …). Une récente étude allemande vient d’ailleurs d’en apporter la démonstration, qui conclut à un risque deux fois moins élevé de contamination dans les établissements culturels comparativement aux supermarchés [3].
• la possibilité d’organiser des spectacles en milieu scolaire ou dans des salles polyvalentes, alors qu’ils demeurent interdits dans nos théâtres.
Nous déplorons également toute absence de visibilité sur la reprise de nos activités. Depuis le 19 janvier dernier, plus aucun point d’étape n’est annoncé alors que des propositions concrètes, étayées, ont été faites par les professionnels au ministère de la Culture pour une réouverture graduée des établissements, des musées aux théâtres. L’accueil d’un spectacle se prépare plusieurs semaines à l’avance. Depuis novembre, nous n’avons de cesse de réorganiser nos activités, programmant, déprogrammant… Cette gestion de la crise “à la petite semaine” est littéralement délétère pour notre secteur. Les artistes, les équipes qui les accompagnent, les personnels des théâtres ressentent un profond sentiment d’inutilité, d’abandon, une perte de sens préjudiciable tant sur le plan moral que social. Et que dire du public qui exprime chaque fois qu’il le peut à l’occasion de nos rares actions encore possibles, son attente vive, son désir de retrouver ces temps partagés, ces espaces de pensée, de liberté, si nécessaires pour s’évader d’un quotidien terriblement atrophié.
Bien que reconnaissant l’effort financier de l’État pour soutenir notre secteur en crise, nous condamnons cependant l’insuffisance du régime d’indemnisation proposé aux intermittents du spectacle (plus de la moitié d’entre-eux connaissent, depuis un an, une chute de plus de 50 % de leurs revenus ! [4]) et le caractère disparate et non critérisé de l’appui financier de l’État aux lieux culturels, qu’il s’agisse de scènes labellisées ou pas, de théâtres de villes ou de structures autres. Enfin, nous nous inquiétons de l’effet désastreux sur la diffusion artistique ces deux ou trois prochaines années du fait des annulations et reports des spectacles programmés ces douze derniers mois. L’équilibre fragile du spectacle vivant va en être durablement affecté.
C’est pourquoi nous demandons la réouverture rapide de nos lieux, de tous les lieux d’art et de culture, dans un esprit de coresponsabilité et dans des conditions de jauges et avec des protocoles qui pourraient évoluer selon la catégorie des établissements et le niveau de circulation du virus et de ses variants sur nos territoires respectifs. Cette réouverture doit être accompagnée d’une politique assurantielle de relance de nos activités par l’État de façon à compenser les pertes de recettes liées à la mise en œuvre de jauges dégradées et la difficulté de retrouver le public en nombre après ce long temps de fermeture.
La crise va durer. Il ne s’agit plus de monde d’avant, ni de monde d’après, mais de monde d’avec. Il faut vivre avec le virus nous dit-on, alors vivons avec lui ! On s’alarme aujourd’hui à raison de l’état de détresse psychique de la population, trouvons les solutions pour rouvrir les lieux culturels et sportifs, et plus largement tout lieu de vie, car ce sont eux qui participent au bien-être sociétal, tellement éprouvé par l’unique logique économique qui prévaut aujourd’hui. S’il est compréhensible que le niveau d’interaction humaine, du fait de la pandémie, soit momentanément restreint, il n’est pas acceptable que cette contrainte s’organise dans un sens exclusivement favorable aux besoins matériels et que soient ainsi niés les besoins immatériels (culturels, sociaux) de chaque individu. Comment réduire si ouvertement, si brutalement et si longuement, chaque citoyenne, chaque citoyen, à un simple maillon de la chaine de production et de consommation de biens marchands ? Ne valons-nous pas mieux ?
Le principe de précaution peut-il s’étendre ainsi sur des mois sans porter gravement préjudice à nos libertés fondamentales ? L’OMS n’a-t-elle pas rappelé récemment que préserver la santé d’un individu ce n’est pas seulement le prémunir du risque de la maladie ? Dans son jugement du 23 décembre dernier, le Conseil d’État, tout en confirmant la fermeture des établissements culturels, a reconnu sur le fond que l’État ne pouvait maintenir durablement cette situation sans faire alors entrave aux libertés fondamentales que sont la liberté d’expression, la liberté de création, la liberté d’accès aux œuvres culturelles et la liberté d’entreprendre.
C’était il y a deux mois.
Aujourd’hui, malgré la circulation du virus, il est plus que temps que revivent à nouveau, pour le bien-être de tous, la pensée, la beauté, l’émotion et les gestes artistiques offerts à un public vibrant.
Le jeudi 11 mars 2021,
Signataires :
AUDUSSEAU Eric, Scènes de Pays, Beaupréau-en-Mauges
BERTINEAU Frédérique, Le Canal, Redon
BOUCARD Gérard, Quai des Arts, Pornichet
CHOHIN Luc, Villages en scènes, Bellevigne-en-Layon
CLEMENT Jean-François, EPCC TRIO…S, Hennebont/Inzinzac-Lochrist
DAHERON Dominique, Quartier Libre, Ancenis
DU PAYRAT Amélie, Très Tôt Théâtre, Quimper
DUBEAU Christine, Carré d’Argent, Pont-Château
FLECHARD Bruno, Le Kiosque, Mayenne
GABORY François, Jardin de Verre, Cholet
GERAUD Caroline, Le Cargo, Segré
GIUDICE Lucille, Centre Culturel Jacques Duhamel, Vitré
GOURVES Jean-Yves, Théâtre du Pays de Morlaix, Morlaix
HENRY Pierre-Yves, Quai des Rêves, Lamballe
JAMET Pierre, Théâtre de Laval, Laval
JAVAUDIN Yannick, L’Entracte, Sablé-sur-Sarthe
JULIEN Magali, L’Intervalle, Noyal-sur-Vilaine
KERDAT Céline, Le Dôme, Saint-Avé
LAGOUCHE Michel, L’Atelier Culturel, Landerneau
LARRIERE Céline, Théâtre du Champ au Roy, Guingamp
LE GAL Philippe, Le Carré Magique, Lannion
LE JEUNE Xavier, L’Estran, Guidel
LE NORMAND Richard, Le Carroi, La Flèche
LEBRET Elise, Le Strapontin, Pont-Scorff
LENGLART Anne, L’Hermine, Golfe du Morbihan – Vannes Agglomération
MANDAGOT Axel, La 3’E, Ernée
PINARD Frédéric, l’Archipel, Fouesnant
RENAULT Natacha, Maison du Théâtre, Brest
RETO Gurval, Saint-Barthélémy d’Anjou
TURPAUD Baptiste, Le Quatrain, Haute-Goulaine
[1] Droit garanti notamment par la loi NOTRe et l’article 27 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme
[4] Selon un sondage récent mené par l’association LGS (Les Gens du Spectacle)